Exercer le métier de psychiatre, c’est être au contact de la souffrance
de l’autre au quotidien et tenter de l’aider de son mieux. C’est une tâche qui
demande de savoir s’adapter et d’appréhender les difficultés de ses patients.
Au-delà des pathologies psychiatriques que l’on m’a apprises à soigner
durant mes études (schizophrénie, trouble bipolaire, dépression, troubles
névrotiques…), je suis de plus en plus confronté dans ma pratique aux
souffrances engendrées par le travail.
Si l’étymologie de ce mot, vient bien du latin tripalius qui désignait
un instrument de torture, le 20ème siècle a certainement contribué à
rendre le travail humain et dans certains cas épanouissant.
Hélàs, force est de constater que dans un bien grand nombre de cas,
nous assistons à un retour en arrière dans l’hexagone.
Au-délà d’une analyse socio-économico-philosophique faite par des
énarques qui ne côtoient pas la population, je me propose de me faire le
porte-parole de ce que pensent et s’autorisent à dire mes patients. Je ne prétends
pas que mon expérience soit représentative du cas général puisque, de fait,
ceux qui viennent me voir sont en souffrance mais il me semble nécessaire de
transmettre ceux que beaucoup disent car leurs histoires sont très souvent
similaires :
1)
Cadences infernales
Beaucoup de patients ont le sentiment d’être débordé. On leur demand
d’en faire toujours plus en privilégiant la quantité à la qualité. Là où il y a
30 ans, trois personnes avaient pour mission de remplir une tâche en
travaillant 40 heures par semaines, on demande parfois à une seule personne de
faire la même chose en 35 heures.
Comment peut-on imaginer que cela soit possible sur la durée sans en
arriver à une situation de burn-out ? L’informatique est censée avoir
simplifié beaucoup de choses mais l’on oublie souvent de se rappeler qu’elle a
aussi créé de nouvelles tâches : répondre aux emails incessants des
clients ou encore faire du reporting à outrance. Il n’est pas certain du coup
qu’il faille nécessairement moins
de temps pour accomplir les mêmes tâches qu’il y a 30 ans.
2)
Reporting à outrance
L’avènement de la société de l’information semble avoir contribué à un
mal complètement obsessionnel qu’est le reporting. J’entends ce mot de plus en
plus souvent et il est toujours associé à des sentiments douloureux. Non
content de demander aux employés d’en faire toujours plus, on leur demande
également de justifier ce qu’ils font de plus en plus précisément tant et si
bien qu’un jour le reporting remplira 100% du temps de travail pour finalement
« reporter » que l’on a plus le temps de rien faire à l’exception de
ce reporting. La boucle sera donc bouclée !
Cette tendance obsessionnelle à tout faire rentrer dans des cases et à
nier la façon que chacun a de travailler à sa manière est finalement une
négation de la condition humaine en essayant de créer un monde de robots qui
remplissent des tableaux Excel du matin au soir en oubliant même quel est
l’objet initial de leur travail.
Comment peut-on imaginer qu’un être humain trouve son travail épanouissant
lorsqu’il a le sentiment d’être flické à chaque instant ? Comment peut-on
demander à quelqu’un qui est déjà en surcharge de travail de reporter sur sa
surcharge et de gaspiller dans une boucle obsessionnelle son précieux temps ?
C’est à mon sens la folie de notre monde actuel et ce n’est finalement
peut-être pas un hasard si cette folie du système conduit de plus en plus de
gens chez le psy…
3)
Absence de reconnaissance
Quand j’entends mes patients, j’ai la forte impression qu’on ne sait
pas, dans le monde du travail en France, reconnaître la qualité du travail de
ses collaborateurs. On sait très bien leur pointer du doigt leurs faiblesses
comme on met le nez d’un chien sur une crotte mais jamais ne les
félicitera-t-on pour leurs accomplissements. Au final, beaucoup de gens vivent
donc dans la crainte de la critique sans même imaginer que l’on puisse un jour
leur faire des compliments.
Cet esclavage moderne conduit au stress chronique et participe très
certainement des états dépressifs créés par le travail.
4)
Harcèlement
Evidemment, il est difficile de parler pathologie du travail sans
aborder le point du harcèlement moral.
Que se passe-t-il quand une entreprise souhaite se séparer d’un
salarié ? L’impression très subjective que j’en ai est que plutôt que
d’expliquer à un salarié la nécessité de son départ et d’essayer de l’organiser
dans de bonnes conditions, on fait tout l’inverse. Licencier étant coûteux, on
préfère très souvent pousser les gens à partir. Pour cela, c’est très simple,
on les met au placard, on leur joue les plus mauvais tours tant et si bien
qu’un jour, le salarié craque : il démissionne en claquant la porte, il se
suicide ou il déprime.
Que dire d’une entreprise qui rend les gens malades ? Que dire du
coup pour la sécurité sociale des arrêts maladies engendrés par les dépressions
liées au travail ? Ne serait-il pas juste qu’en cas de victoire du salarié aux Prud’Hommes, on demande
à l’entreprise de rembourser le coût des soins engagés par l’assurance
maladie ?
Les Prud’Hommes ne font pas peur aux entreprises car peu de gens ont le
courage d’y aller et la procédure est dissuasive : compter 3 ans pour un
premier jugement puis très souvent 2 ans supplémentaires pour l’appel
quasi-systématique. Pour l’entreprise, c’est tout bénéfice sur la minorité de
ceux qui iront au Prud’Hommes, et même s’ils gagnent tous, ça reste bien plus
rentable pour l’entreprise qu’un licenciement en bonne et due forme
systématique.
5)
Procédurisation à outrance
Pour Alain Ehrenberg,
une partie de la souffrance liée au travail serait liée à l’inadéquation entre
la fonction occupée par certaines personnes et leurs capacités intellectuelles.
Il fait un lien entre la tendance de notre système éducatif à vouloir
absolument que tout le monde décroche le bac et à dénigrer les professions
manuelles. J’aurais, quant à moi, tendance à penser que bon nombre de patients
souffrent de leur travail du fait d’une procédurisation à outrance et une
négation de l’initiative individuelle. En effet, de nos jours, de nombreux
travailleurs se voient pieds et mains liés par une hiérarchie leur refusant la
moindre autonomie et tendant à les réduire à effectuer des tâches robotisées.
Comment peut-on imaginer que cela puisse être épanouissant ?
Au total, je regrette qu’on oublie trop souvent une chose
essentielle : pour bien travailler, il faut du temps et de bonnes
conditions de travail. On ne fait rien de bien dans la précipitation,
l’angoisse et le stress.
Merci pour ce billet qui constitue pour moi une excellente introduction au sujet dont j'ignore a peu pres tout. La difference entre annxyolitiques et antidepresseurs m'etait totalement inconnue pour moi, et ca m'a pousse a approfondir. Bon, mon chemin d'approfondissement a consiste pour le moment a simplement lire un peu de wikipedia, mais je ne doute pas que c'est le debut d'une randonnee que je devine fascinante.
ReplyDeleteMerci donc.
Seul bemol pour ma part, mais c'est un sujet delicat, je fremis en me voyant taper ceci sur mon clavier : je dirais qu'elle ne consiste pas a soigner le mal par le mal, mais par l'eau sucree et la conviction du patient [ce qui est deja pas mal quand ca marche].
Je vais de ce pas lire votre autre post et espere en lire d'autres.
Cordialement.
Blourg
JPDarky
... et premiere boulette, j'ai oublie d'indiquer dans le paragraphe quasi-final de mon commentaire que je causais de l'homeopathie.
ReplyDeleteHa oui, et aussi, mon clavier n'est pas accentue, sorry for that.
... et deuxieme boulette, je commente le premier billet au bas du deuxieme. La vieillesse est un naufrage. Je crois que je commence a deprimer.
ReplyDeleteBlourg
JPDarky
Merci beaucoup pour ces commentaires :-)
ReplyDeleteVous en parlez aussi bien que Dejours et consorts (ce qui n'est pas rien!) :-)
ReplyDeleteDécouverte de ce blog aujourd'hui, je reviendrai!! Je suis ravie tant du fond que de la forme. Un vrai plaisir! :-)
Merci beaucoup pour la comparaison et ce compliment :-)
ReplyDeleteMerci pour cet excellent article sur les dysfonctionnements actuels du Monde du Travail...
ReplyDeleteD'ailleurs, je peux en témoigner... je me suis retrouvée en grande difficulté sur mon poste de travail pendant 17 mois suite à l'arrêt maladie de ma collègue qui n'était pas remplacée. On me demandait de faire le travail de 2 personnes, sans moyens humains, sans aide et soutien...
Conséquences: pendant 17 mois,mes horaires de travail du lundi au vendredi étaient en moyenne du 8h à 20h, avec 30 min à 45 min de pause déjeuner. J'avais 3 services sur le dos. Aucune aide de personne (Merci à cette société individualiste). Je me suis retrouvée en arrêt de travail pour cause de burn-out. J'ai été absente du service pendant 2 mois. J'ai finalement démissionné au bout de 17 mois,lorsqu'une bien meilleure opportunité professionnelle s'est présentée à moi et... sans aucun regret à ce jour. Aujourd'hui, je suis très heureuse, radieuse et épanouie sur mon nouveau poste. Je compte rester sur ce poste où je suis très bien traitée et considérée le plus longtemps possible.
Brigitte